Evantias Chaudat

« La lumière dont la nuit est faite »
Matthieu Gounelle, astrophysicist and writer

Nous le savons tous : on ne peut retenir les nuages qui, dès que le danger menace, se dissimulent dans le bleu du ciel. Cette insaisissabilité, Evantias Chaudat est parvenue à la fixer dans son film Caresser les nuées. Dans cette œuvre, l’artiste pose un regard patient et réfléchi sur des nuages qui se forment et se déforment dans un ciel glacé. Les échos d’une tempête lointaine nous disent que ces métamorphoses, pour douces qu’elles puissent paraître, peuvent aussi prendre la forme du tourment. Des cheminées apparaissant brièvement dans le cadre rappellent que l’homme et ses œuvres ne sont pas indifférentes au ciel, et que ces troubles nuées sont aussi un peu les nôtres. Ainsi passent les nuages, donnant au temps qui file et se déploie sa couleur d’éternité.

Cet état de fascination douce, cet apprivoisement du temps se retrouve dans Trouvailles, film dans lequel on accompagne dans leur quête des chasseurs de météorites. Leur regard tourné vers le sol, des femmes et des hommes cherchent dans le désert d’Atacama des morceaux de ciel, un peu de bleu sur la terre. En quelques plans l’artiste donne à voir le rapport singulier qui s’instaure entre ces mystérieux personnages et les pierres tombées du ciel, avec le désert pour seul témoin. Tandis que la couleur sombre et lumineuse des météorites invite à se plonger dans les paradoxes d’une matière sans cesse changeante, les voix off des marcheurs plongent le spectateur dans un état cataleptique et poétique, celui qui permet justement de voir ce qui à d’autres est invisible.

Dans ces deux films, on prend la mesure de l’importance de la juste distance d’avec les êtres et les choses à laquelle se trouve Evantias Chaudat. Dans la grande diversité des œuvres présentées on trouve cet élément commun : le respect de l’échelle à laquelle les choses se meuvent. Cette attention dont on pourrait superficiellement penser qu’elle nous met à distance des sujets et des objets photographiés ou filmés est en réalité la meilleure façon de s’en approcher, de les voir dans leur nudité et leur vérité. Dans la série Nuit, là où des cercles de lumière brillent dans l’obscurité, on voit des phares dont les couleurs comme un kaléidoscope tournoient. On y aperçoit aussi tout ce qui brille dans la nuit : les yeux d’un félin, les désirs des noctambules ou encore le feu de planètes lointaines. Mais on y devine également une figure de diffraction, révélant de la nuit les atomes. Ce n’est pourtant pas facile de donner à voir la lumière dont la nuit est faite.

Ce dont les êtres et les choses sont faits. Comme les nuages étaient fils de la nuée, il se pourrait bien que les êtres humains soient fils et filles des statues. Dans la série Chairs minérales, l’œil de la photographe se pose sur des statues avec la sûre douceur d’une démiurge. On ne compte plus les naissances que ces photographies en noir et blanc au grain prononcé et à la franche luminosité évoquent. Celle de l’homme. Celle de la statue. Et celle de l’homme encore qui renaît à partir du minéral. Le regard au plus près de la chair, Evantias Chaudat dote les statues d’une sensualité troublante rehaussée par l’attention portée aux marques que le burin a laissées, aux traces que le temps a abandonnées. Ici aussi c’est un peu comme si, par un processus de diffraction, nous était donné l’accès à la chair même des choses, à leur trouble et secrète blessure. Le regard d’Evantias Chaudat dévoile les multiples chemins qui s’écrivent de l’homme au minéral et du minéral à l’homme, brouillant des contours que l’on croyait fermement établis entre l’humanité et ses œuvres.

Ce brouillage des essences est également à l’œuvre dans la série Êtres, qui associe des portraits d’animaux, de végétaux et d’êtres humains. Ces tirages photographiques en noir et blanc ont pour vocation à ne pas être séparés, formant un ensemble insécable et potentiellement infini : celui du monde dans lequel nous vivons. Loin de la modernité séparatrice et classificatoire, les différents règnes de la nature se confondent ici, suscitant un étrange sentiment de fraternité entre toutes ces êtres qui, vus à la juste distance, se ressemblent et aspirent à se rapprocher. Saisis nous aussi par un irrépressible désir d’intimité, on souhaite ne pas quitter l’iguane ou le cheval, aimer cette femme âgée aux rides apaisées, ou encore partager la vie de cette fleur dont on ignore le nom.

Comme on ignore le nom de ces femmes et de ces hommes surpris devant de mystérieux édifices dont les angles droits, les perspectives géométriques tranchent avec le caractère souvent organique des œuvres d’Evantias Chaudat. Les colonnes, les escaliers, les vastes espaces présentés dans Forces ne sont pas sans évoquer Giorgio De Chirico et ses angoisses métaphysiques, ou un monde révolu : celui du grand glacis soviétique. Au milieu de cette architecture monumentale, des passants arpentent l’invisible, feignant d’ignorer les rayures de la pellicule qui, comme des astres mélancoliques, traversent le ciel. Ces tavelures sont le résultat d’un méticuleux travail de conditionnement de la pellicule consistant à la plonger dans de l’eau bouillante, du citron et du savon pendant 48 heures avant de la rincer à l’eau froide et de la laisser sécher plusieurs semaines. La pellicule ainsi vieillie, préparée comme pouvaient l’être les toiles des grands maîtres de la Renaissance, dote l’image d’une préhistoire qui la rend moins immédiatement lisible, mais éminemment plus poétique. Les photographies ne flottent plus dans un espace abstrait et indéfini mais s’ancrent dans le passé, et les marques, les rayures, les taches deviennent la trace de la pensée secrète des femmes et des hommes.

Ce travail sur la matérialité de la pellicule argentique est également présent dans les séries Mues and Origine. Pour la première série, l’artiste a utilisé des pellicules périmées depuis 50 ans, et retrouvées dans la maison de famille d’une amie. Pour la seconde série, elle a réalisé des doubles expositions, c’est-à-dire que pour chaque photo elle a fait une première prise de vue puis a rembobiné et a superposé une seconde prise de vue. Dans les deux cas, nous sommes confrontés à une réalité devenue troublante et vacillante, brouillée et dupliquée. Le regard se porte au-delà de la surface des choses, dans un espace que nous ne sommes pas habitués à fréquenter : l’espace entre la surface et la profondeur, l’espace de la clarté qui recèle, j’en suis persuadé, le mystère que l’on cherche.